Vieillesse et fin de vie au théâtre

« Poussière » de Lars Norén. Mise en scène Lars Norén. Du 10 février au 24 juin 2018, Salle Richelieu.

Que ce soit dans la tragédie antique ou classique, la mort est l’un des motifs les plus fréquents, provoquant l’émotion, l’horreur, et libérant les pulsions du spectateur dans une perspective cathartique. Le plus souvent violente, la mort saisit le héros dans l’action, qu’il soit jeune ou âgé. Le récit de ses circonstances constitue alors l’acmé du drame et sa résolution. La représentation de la « fin de vie », le processus qui mène à la mort, est beaucoup plus rare. On peut penser qu’elle s’oppose aux principes mêmes de l’action tragique, telle qu’elle est définie dans la tradition occidentale par Aristote (La Poétique, vers 335 av. JC), puis reprise en France à l’époque classique par l’abbé d’Aubignac (La Pratique du théâtre, 1657). La « bienséance » interdit alors la représentation sur scène de la mort, et l’unité de temps empêche de situer l’action dans une durée qui excéderait une journée ou de rompre la linéarité temporelle. De ce fait, les règles édictées par d’Aubignac – qui dominent la production française pendant plus de deux siècles – situent les personnages dans une immédiateté temporelle, et ne permettent pas de suivre leur évolution physique ni psychologique.

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  • Henri Maubant dans ses principaux rôles, [1888] © Coll. Comédie-Française

Maubant, entré à la Comédie-Française en 1842 et bien qu’âgé d’une vingtaine d’années, s’était d’emblée spécialisé dans l’emploi des pères nobles, des raisonneurs et des rois de tragédie. Il est représenté ici dans les rôles de Burrhus, Don Diègue, Auguste, Joad, Ruy Gomez, M. de Saint-Vallier et Lusignan.

« Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie ! »

Dans la tragédie classique, la vieillesse se présente sous deux visages contradictoires. Les personnages vieillissants sont marqués par la perte de pouvoir et par les conflits qui les opposent aux jeunes générations. Don Diègue (Le Cid de Corneille) voit sa gloire passée mise à mal dans un conflit d’honneur au cours duquel son âge le réduit à l’impuissance : « Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie ! / N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? / Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers / Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ? ». Le motif de la tirade est repris au XVIIIe siècle dans plusieurs pièces dont Mérope de Voltaire (personnage de Narbas) : « Ô douleur ! ô regrets ! ô vieillesse pesante ! ».

À l’opposé de cette fatalité de la faiblesse, les héros âgés peuvent aussi utiliser leur pouvoir déclinant, pour opprimer les plus jeunes et entraîner leur chute. Cette orientation vers une vieillesse tyrannique est reprise des tragédies grecques par Racine, Voltaire et Ducis, dont les vieux Rois – Créon, Agamemnon, Œdipe – oppriment leurs enfants pour répondre au destin ou à l’oracle, provoquant leur mort.

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  • Brizard dans le rôle de Narbas (Mérope de Voltaire), gravure de La Fosse d’après Carmontelle, vers 1770 © Coll. Comédie-Française
  • Brizard dans le rôle d’Œdipe (Œdipe chez Admète de Jean François Ducis), huile sur toile parLouis Ducis, 1778 © A. Dequier, coll. Comédie-Française

« Aux grands hommes la patrie reconnaissante »

Comme l’aphorisme figurant au fronton du Panthéon, le théâtre commémoratif inscrit les héros modernes dans l’Histoire, célébrant la vieillesse et la mort des grands hommes de la Nation. Dans des pièces, des impromptus, des poèmes lus sur scène, on rend hommage à ces héros civils, morts mais immortels par leur talent, dont les derniers instants sont sublimés et la perte éternellement regrettée. Cette tradition naît au XVIIIe siècle, notamment autour des dramaturges. La mort de Molière – chez lui et non sur scène comme le veut la croyance populaire – est ainsi le sujet d’une pièce de Cubières-Palmezeaux en 1789. Par ailleurs la célébration scénique érige le théâtre en temple dédié aux grands hommes et à leur culte mortuaire. Le public rend hommage à Voltaire malade, quelques semaines avant sa mort (1778) au cours d’une double cérémonie restée célèbre : le poète est couronné dans sa loge, et son buste couronné sur scène, honneur réservé aux morts, symbolisant le passage à l’immortalité d’une personnalité encore en vie.

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  • Couronnement de Voltaire par Mme Vestris, gravure par Dupin [1778] © Coll. Comédie-Française

La gravure porte l’inscription suivante : « Aux yeux de Paris enchanté / Reçois cet hommage / Que confirmera d’âge en âge / La sévère postérité. / Non tu n’as pas besoin d’atteindre au noir rivage, / Pour jouir de l’honneur de l’immortalité ; / Voltaire reçois la couronne / Que l’on vient de te présenter : / Il est beau de la mériter, / Quand c’est la France qui la donne.

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  • Couronnement du buste de Voltaire à l’issue de la représentation d’Irène, gravure d’après Moreau le Jeune [1778] © Coll. Comédie-Française

Parallèlement, la mort des grands hommes devient un sujet pictural d’importance, dont on trouve de nombreux témoignages dans les collections de la Comédie-Française : la mort théâtralisée de Molière est représentée par Pierre Vafflard, Louis-Nicolas Lemasle, Eugène Deveria.

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  • La Mort de Molière par Pierre Vafflard, 1806 © A. Dequier, coll. Comédie-Française
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  • La Mort de Molière par Louis-Nicolas Lemasle, s.d. © P. Lorette, coll. Comédie-Française
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  • La Mort de Molière par Eugène Deveria [1830] © P. Lorette, coll. Comédie-Française

« N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ? »

Dans le domaine de la comédie, la réplique d’Argan (Le Malade imaginaire de Molière) est restée célèbre pour son caractère prophétique : Molière, après la quatrième représentation du rôle, meurt chez lui, rue de Richelieu (17 février 1673). Cette ultime ironie de l’auteur, devant la mort et son propre état de malade, justifie une nouvelle fois le credo du rire que le dramaturge n’a cessé d’utiliser pour porter les revendications les plus audacieuses.

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  • Le Malade imaginaire de Molière, toile peinte de William Maw Egley, 1858 © P. Lorette, coll. Comédie-Française
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  • Le Malade imaginaire de Molière, toile peinte de Henri Decaisne, 1852 © A. Dequier, coll. Comédie-Française
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  • Coquelin cadet dans le rôle d’Argan (Le Malade imaginaire de Molière), statuette par Léon Bernstamm [1905] © P. Lorette, coll. Comédie-Française

Dans la comédie, comme dans la tragédie, les générations s’opposent et les vieux, voyant leur fin approcher, se vengent sur les jeunes en réprimant leurs désirs les plus naturels (aimer qui bon leur semble, être indépendant…). Le répertoire de Molière embrasse toute la palette de ces rapports de force, du vieillard dupé (Le Mariage forcé, L’École des maris, L’École des femmes), aux parents tyranniques en proie à diverses obsessions (l’appât du gain dans L’Avare, l’ascension sociale dans Le Bourgeois gentilhomme, George Dandin, l’aspiration à la dévotion dans Tartuffe), jusqu’au père bafoué dans son autorité (en ridicule dans Les Fourberies de Scapin, en figure dramatique dans Dom Juan).

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  • Léon Bernard dans Arnolphe (L’École des femmes de Molière), fusain de Lucien Jonas, 1922 © Coll. Comédie-Française
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  • Léonie Simaga (Dorimène), Christian Gonon (Lycaste) et Bruno Raffaelli (Sganarelle) dans Le Mariage forcé de Molière, mise en scène de Pierre Pradinas, Studio Théâtre, 2008 © Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française
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  • Talbot en Harpagon (L’Avare de Molière), huile sur toile de José Frappa, 1896 © A. Dequier, coll. Comédie-Française
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  • Denis Podalydès (Harpagon) et Benjamin Jungers (Cléante) dans L'Avare de Molière, mise en scène de Catherine Hiegel © Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française
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  • Les Fourberies de Scapin (acte II, scène 6 : Géronte, Scapin, Silvestre), huile sur panneau d’Octave Penguilly-L’Haridon © A. Dequier, coll. Comédie-Française

En général, la comédie du XVIIe siècle présente les vieillards, non en mourants, mais au contraire, pleins d’une énergie vitale, parfois proche de la folie, qui leur permet d’écraser leurs cadets dans leur frénésie destructrice. Le Géronte du Légataire universel de Regnard (1708) en est le plus flagrant exemple : bien qu’à l’article de la mort, il est prêt à tout pour soustraire son héritage à son neveu. La sénilité s’illustre alors par un ultime regain de vie, destructeur pour les autres.

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  • Maquettes de Jacques Le Marquet pour le costume de Michel Aumont dans le rôle de Géronte (Le Légataire universel de Regnard), 1974 © Coll. Comédie-Française

Le XVIIIe siècle offrira un autre regard sur les pères de comédies avec l’exacerbation des sensibilités, dans le drame et dans le genre larmoyant. Parce qu’ils sont moins proches de la mort et de la folie, les pères deviennent compréhensifs et animés avant tout par la volonté de venir en aide à leurs enfants. Marivaux, Destouches, Nivelle de la Chaussée, Sedaine, Diderot écrivent dans cet esprit des pièces où les rapports de générations sont plus équilibrés. La vieillesse retrouve alors la sagesse que lui confère son expérience et accompagne la jeunesse plus qu’elle ne la brime.
Ces deux interprétations opposées des « âges mûrs » dans le répertoire comique se reflètent pendant longtemps dans la troupe de la Comédie-Française par des emplois distincts : les grimes, ganaches, manteaux pour les barbons ridicules, les mères et pères nobles, empreints de gravité et d’autorité.

« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. » (Clov, Fin de partie de Samuel Beckett)

En France, cette vision dichotomique de la vieillesse (opposant faiblesse et tyrannie), marquée par les conflits domestiques et de génération, évolue de manière complexe alors que le carcan classique se desserre. Le sujet est en tout cas abordé, par exemple par Victor Hugo dans Les Burgraves (1843), pièce dans laquelle la vieillesse endosse tant la sagesse que la violence. Antiques vieillards oubliés et silencieux, le centenaire Job, la vieille Guanhumara et les chevaliers en armure et crinière blanche tiennent le plateau, dans un dernier sursaut de vie, en protagonistes de cette légende féodale qui réveille un esprit de vengeance ourdi pendant des décennies.

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  • Maquettes de Louis Boulanger pour le Comte Job, Guanhumara, le mendiant dans Les Burgraves de Victor Hugo, 1843 © Coll. Comédie-Française
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  • Paul Mounet et Mounet-Sully dans Les Burgraves de Victor Hugo, 1902, cliché Mairet © Coll. Comédie-Française

Les dramaturgies étrangères font une place plus importante à la thématique de la fin de vie. Certaines pièces en sont la métaphore comme Le Roi Lear chez Shakespeare, Faust chez Goethe. La rencontre des morts et des vivants devient véritablement un sujet central dans les dramaturgies scandinaves de la fin du XIXe siècle, notamment chez Strindberg (Danse de mort,La Sonate des spectres), Ibsen, à travers le personnage de Ase dans Peer Gynt. Cette dernière pièce, atypique dans le répertoire, parcours toute la vie du héros éponyme, marquée par la quête de soi, et dont l’ultime moment est inspiré d’une force juvénile, immature, qui place la vieillesse sur un pied d’égalité avec l’enfance malgré la force de l’expérience.

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  • Dessin d’Éric Ruf pour la mort d’Ase, Peer Gynt d’Henrik Ibsen, mise en scène d’Éric Ruf, 2012 © Coll. Comédie-Française

L’évolution des formes dramatiques, jusqu’au théâtre contemporain qui les renouvelle complètement dans les trente dernières années, permet d’appréhender différemment le temps de la narration et donc de disséquer les souvenirs, la mémoire, le passé des personnages, en leur donnant une profondeur inédite. Évolution majeure, le théâtre rompt avec la continuité narrative. La linéarité de l’action qui est la règle au théâtre éclate au début du XXe siècle : le temps de l’intrigue cesse de suivre inéluctablement le déroulement chronologique. Dans le sillage de Pirandello qui mêle fiction et réalité (Six personnages en quête d’auteur, 1921), et sous l’influence des pratiques cinématographiques, le flash-back théâtral naît dans les années quarante (Eurydice d’Anouilh en 1941, Les Nuits de la colère de Salacrou en 1946, Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller, 1949). Cette non-linéarité du temps théâtral permet de traiter la question de la vieillesse et de la fin de vie de manière nouvelle, comme dans Triptyque de Max Frisch (joué à l’Odéon en 1983 sous la direction de Roger Blin) : ce dialogue entre le monde des morts et des vivants permet toutes les collusions de temps et le bouleversement de la chronologie. La disparition du fil narratif contribue également à diffracter le temps en instants dont on ne perçoit plus la durée. Le travail sur la langue qui se désagrège, s’apauvrit jusqu’à l’onomatopée en suivant la déchéance physique et morale des personnages, donne au texte un effet mimétique amplificateur chez Beckett (Fin de partie, Oh les beaux jours), ou Ionesco (Les Chaises, Le Roi se meurt). Ces auteurs sont à mettre en lien avec le théâtre de Lars Norén. La maladie, la dépression sont des thèmes sous-jacents de plus en plus fréquents, on citera par exemple La Maladie de la mort de Marguerite Duras (donnée au Vieux Colombier en 2014) ou Dancefloor memories de Lucie Depauw (au Studio-Théâtre en 2015).

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  • Catherine Samie dans Oh les beaux jours de Beckett, mise en scène de Frederick Wiseman, 2005 © Laurencine Lot, coll. Comédie-Française

Le répertoire contemporain, en renouvelant les formes théâtrales, permet d’aborder des motifs qui étaient auparavant soumis à l’intrigue narrative, considérée comme primordiale. La vieillesse et la fin de vie, thèmes centraux de Poussière, s’inscrivent dans un théâtre choral du ressassement, de la réminiscence, où la mort peut intervenir « à brûle-pourpoint », sans que le spectateur ne s’en aperçoive. C’est en cela, que, paradoxalement, la dramaturgie de Lars Norén est au plus proche de la vie.

Agathe Sanjuan, conservatrice-archiviste de la Comédie-Française, décembre 2017.

Article publié le 06 février 2018
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